Mohamed Mouktabil : « Le karaté ne se développe pas de façon harmonieuse en Afrique »

Tout en nous entraînant à la découverte du Centre National de Karaté de Rabat dont il nous conte l’histoire ainsi que le quotidien des pensionnaires, le président de la Fédération Royale Marocaine de karaté et disciplines associées livre les secrets de sa réussite. Ancien athlète de haut niveau, il dresse l’état de santé du karaté au Maroc, non sans jeter un regard circonspect sur le développement de la discipline en Afrique.
Comment se porte le karaté au Maroc ?
Je vais partager avec vous mon expérience ici, au Maroc : dans les années 80-90, nous n’avions rien. Passionné, ancien athlète de l’équipe nationale de karaté du Maroc où j’ai passé huit ans, j’ai été élu à la tête de la Fédération lors de la saison sportive 2003-2004. Et à partir de cette année-là, j’ai tout fait pour relever le karaté au Maroc car nous étions vraiment à la traîne. La Fédération Royale Marocaine de Karaté et Disciplines Associées (FRMK) n’était pas homologuée dans le sens où elle n’était pas affiliée à la Fédération internationale de la discipline. Nous étions vraiment derrière. Nous avons effectué une révolution au Maroc. Aujourd’hui, nous sommes dans le Top 10 mondial.
Sur quel levier avez-vous activé pour développer la discipline ?
Il n’y a pas de secret : c’est le travail, travail et encore travail qui paie. Ce n’est pas parce que nous sommes Africains qu’on ne peut pas être classé parmi les meilleurs au monde ! Il faut avoir de la volonté et travailler. Aujourd’hui, avec les nouvelles technologies de communication, tout le monde sait tout. Donc si vous avez la volonté, et que vous travaillé, ça devrait aller. La formation tient également une place de choix. Tout est désormais possible : en un clic, tu es dans un centre.
Qu’elle analyse du développement de la discipline faites-vous en Afrique ?
En Afrique, malheureusement, il n’y a pas grand-chose! Du moins, à la hauteur de notre grand continent. Pourtant, nous avons un énorme potentiel. Le Sénégal se bât un tout petit peu. L’Afrique du Sud aussi. Pour le reste, c’est difficile… En Afrique du Nord, il y a l’Egypte dont les karatés figurent parmi les meilleurs du continent. Y compris les nôtres. La Tunisie se situe au même niveau que l’Algérie. Avant, les Tunisiens et les Algériens étaient au top. Ils ont quelques peu régressé. Mais là, ils sont en train de revenir petit à petit. En Afrique centrale, il n’y a malheureusement rien. Ce n’est pourtant pas faute de potentiels.
C’est l’homme de terrain qui parle ou alors le cœur de l’Africain ?
J’ai visité l’Afrique à 54 reprises avec Sa Majesté le Roi du Maroc dans le cadre de mon travail. A l’occasion, j’ai vu la jeunesse et le potentiel qui y existe. Donc, c’est possible d’y arriver, d’avoir de bons karatékas. Pour cela, l’UFAK [Union des Fédérations Africaines de Karaté, Ndlr] doit travailler. Tenez, actuellement, en Afrique, nous n’avons qu’un seul championnat qui regroupe toutes les catégories : cadets, juniors, espoirs, seniors dames et messieurs. Ce qui n’est pas normal.
En Europe, les championnats sont organisés par catégorie. Chez nous, on veut juste limiter les dépenses. Conséquence, la discipline n’évolue pas en Afrique. C‘est la raison pour laquelle je ne suis pas d’accord avec la politique que mène l’exécutif actuel de l’UFAK.
Que reprochez-vous concrètement à la politique managériale de l’UFAK ?
Cela fait 12 ans que le président actuel se trouve à la tête de l’UFAK. Mais l’on n’observe pas grand-chose. Les dirigeants de l’UFAK doivent se bouger, travailler. J’espère qu’ils finiront par se mobiliser pour qu’il y ait, enfin, le changement que nous souhaitons tous.
Cet état d’inertie ambiante que vous décriez ne porte-t-il pas atteinte à la promotion et au développement harmonieux de la discipline en Afrique où on observe un grand écart du niveau des karatékas du continent ?
Tout à fait ! Mais une fois de plus, c’est à l’UFAK d’effectuer le travail afin, non seulement, de réduire l’écart entre les fédérations d’une part, les pratiquants d’autre part ; et donc donner l’opportunité à l’Afrique de produire des champions du monde. Ce qui revient à susciter un nivellement vers le haut. L’UFAK doit obliger les fédérations à avoir des échanges par le biais des conventions mettant, en priorité, un accent sur la formation.
La FRMK va, par exemple, prendre en charge 10 athlètes de la Fédération sénégalaise de karaté deux années durant (2024-2026) en vue de leur préparation pour les Jeux olympiques de la Jeunesse prévus en 2026 à Dakar.
Au regard de ses moyens comparés aux autres fédérations et du rôle de leadership qu’elle souhaite jouer dans le continent, la FRMK ne peut-elle pas faire mieux que les 10 athlètes sénégalais pris en charge ?
C’est possible ! Mais la FRMK ne peut pas prendre tout le monde en charge. C’est à l’UFAK, de même qu’à la WKF [World Karate Federation, NDLR], la Fédération mondiale de karaté, de faire ce travail. Ces deux instances doivent travailler ensemble. La WKF doit travailler dans ce sens avec toutes les confédérations et non pas seulement avec l’Europe. Les Européens ont les moyens de communiquer et faire des tournois entre eux. Il n’y a pas de visa, notamment dans l’espace Schengen, et il existe des facilités de transport. Ce qui n’est pas le cas en Afrique d’où il n’est pas toujours évident de se déplacer et encore moins de se rendre en Europe. C’est pourquoi nous travaillons ici, au Maroc. Nous faisons beaucoup d’efforts entre nous.
Je connais le karaté. Je suis pratiquant. Je sais de quoi il s’agit. Je connais les efforts effectués par les uns et les autres. Mais, je regarde tout cela de loin. J’observe. »
Votre forte implication dans le fonctionnement quotidien du Centre national de karaté subodore-t-il que vous intervenez également dans les questions liées à la technique et/ou à la sélection des athlètes ?
Nous avons démocratisé la pratique du karaté et la sélection nationale. Autrement dit, en tant que président, je n’interviens jamais pour les questions techniques et la sélection des athlètes. La Direction technique nationale est libre de faire ce qu’elle veut. Moi, je fais mes calculs avec, à la fin d’année, le résultat. Et je l’ai.
Je connais le karaté. Je suis pratiquant. Je sais de quoi il s’agit. Je connais les efforts effectués par les uns et les autres. Mais, je regarde tout cela de loin. J’observe. S’il y a une remarque, nous en parlons entre nous. Des fois, en tête à tête (avec le DTN). Jamais devant les athlètes. Et c’est grâce à cette gestion que j’ai tous ces résultats dans ce centre.
De façon sommaire, présentez le Centre national de karaté de Rabat qui fait tant votre fierté, en particulier et, celle du Maroc, en général ?
Le Centre est implanté dans l’enceinte du Complexe Prince Moulay Abdallah. Il est construit sur cinq hectares. Il comporte un gymnase, un SPA avec tout ce que cela peut avoir comme fonctionnalités dont un bain de glaces, un kinésithérapeute permanent, deux médecins permanents… J’ai beaucoup investi dans le jardin car la verdure joue un rôle positif sur les athlètes. Cela leur permet de ne pas s’ennuyer. Coté hébergement, le Centre compte 30 chambres dont six individuelles. Le reste, ce sont des chambres double-lit. Nous avons des salles de classe pour la partie étude : 11 enseignants permanents tiennent les athlètes qui font sport-études.
Nous avons une convention avec un cabinet dentaire. Tous les athlètes sont tenus d’effectuer un bilan dentaire. Nous avons également une convention avec l’hôpital Cheikh Zaid pour, entre autres, bénéficier de médicaments en cas d’urgence. Bref, les athlètes ont TOUT SUR PLACE.
Le Centre possède, par ailleurs, un restaurant, une cafeteria, un snack où ils prennent leur pizza le dimanche, un salon pour le couscous s’ils veulent, une cascade, un barbecue comme à la maison. Tout a été pensé afin que les pensionnaires retrouvent un environnement pas très éloigné de leur cercle familial. Voyez-vous, lorsque nous laissons quelquefois les pensionnaires aller voir leur famille le week-end ou, parfois, les jours de grandes fêtes, ils n’y restent pas bien longtemps. Ils font 3 à 4 jours et reviennent au Centre plutôt que prévu. Il faut dire qu’ici, ils ont déjà leurs habitudes, un programme à suivre. En fait, nous formons une famille.
Le Centre fonctionne donc sur un régime sport-études ?
Oui, à 100 % ; y compris les charges de l’athlète. C’est-à-dire que nous prenons soin de l’athlète de A jusqu’à Z. Les parents ne s’occupent pas de lui jusqu’à l’obtention de son baccalauréat.
Parlez-nous du quotidien des pensionnaires du Centre…
Ils font 5h de sport par jour : 6h-7h. Puis 10h et 12h et, enfin, 17h-19h. Lorsqu’on fait la somme de toutes ces heures, il en reste 19 qui sont les plus importantes. Elles sont reparties entre 8h de sommeil, un bon sommeil, de l’eau chaude, une bonne alimentation, les études, les devoirs, dodo et puis voilà de nouveau les entrainements…
La cohabitation entre athlète de sexe masculin et féminin est-elle aisée ?
Les garçons habitent près des filles : ils ont des chambres proches les unes des autres. Mais parce qu’ils [garçons et filles, Ndlr] grandissent ensemble, ils respectent leurs coéquipières plus que leur sœurs biologiques. Nous avons beaucoup travaillé sur cet aspect de la socialisation. Les grands travaillent avec les petits. Les aînés prennent soin de leurs cadets et cela, dès le matin, au petit-déjeuner. Ils les aident à faire leurs devoirs… A partir de 18 ans, ça se complique un peu pour les garçons car c’est la puberté, avec ce qu’elle comporte comme hormones qui les perturbent. Pourtant, tu dois prendre soin de lui pour avoir un garçon bien équilibré.
Qu’est-ce qui fait la particularité de votre gestion de manière à parvenir à pareils résultats ?
Premièrement, je parlerais de la traçabilité de l’argent. Il n’y a pas d’espèces. Tout se passe par virements bancaires. Aussi bien les recettes que les dépenses. Chaque dirham qui rentre ou sort des caisses de la Fédération suit un cheminement observable et vérifiable par quiconque. Toute association ou club a le droit de consulter le rapport financier s’il le souhaite. Si elle souhaite vérifier la traçabilité de l’argent versé, elle a le droit de le faire et la FRMK est tenue de mettre à sa disposition les éléments d’analyse. L’être humain, lorsqu’il voit la transparence avec laquelle son argent est géré, est de votre côté.
Deuxièmement, le processus de gestion des problèmes. Je l’ai baptisé «la méthode de 25 minutes». À savoir que lorsque quelqu’un me contacte ou appelle la fédération pour poser un problème, le demandeur doit avoir une réponse au bout de 25 minutes. Pour des raisons d’efficacité, j’ai reparti le travail par Commissions. Elles sont au nombre de quatre et opèrent, chacune, en toute autonomie, dans un domaine bien précis à savoir : l’arbitrage, le passage de grades, les licences et la technique.
Lorsque nous sommes sollicités pour un problème, le demandeur est directement orienté vers la commission concernée. Celle-ci a 25 minutes pour réagir. C’est-à-dire que le requérant dont nous avons, au préalable, noté le nom et le numéro de téléphone, est recontacté dans l’intervalle. Nous nous assurons d’avoir bien cerné son problème par la reformulation et partageons avec lui le résultat de notre recherche.

Les résultats plaident-ils pour le maintien ou non de cette méthode dite «de 25 minutes» ?
Nous avons des statistiques édifiantes : à savoir que dans 70% de cas, lorsque des gens ont un problème, ils sont les premiers à le minimiser dès lors que nous avons échangé avec eux. Ils vous disent alors : «ce n’est pas grave». En fait, au début, les gens vous appellent, très énervés. Mais au fur et à mesure que vous échangez avec eux et que vous leur apporté satisfaction, la colère s’éteint comme un long feu. Or, s’ils ne trouvent pas cette oreille attentive, ils restent avec leur sentiment de frustration voir ne décolèrent pas. C’est pourquoi je vous ais tantôt dit que 70% des problèmes sont résolus au téléphone.
A vous entendre, votre succès provient d’un management davantage paternaliste qu’autoritaire ?
Je suis très démocrate. Il ne faut pas toucher tout ce pourquoi un athlète se bat à obtenir. Pour le reste, je suis un président ouvert. Ma ligne téléphonique est ouverte à tout le monde. De nombreux parents m’appellent. Dans un premier temps ça brule, après ça chauffe. Puis, on finit par s’accorder et trouver une solution.
Il n’y a pas de secret au karaté. Nous fonctionnons comme une petite famille. Et, dans une famille, les parents sont à l’écoute de leurs enfants. Il faut juste être logique envers soi-même et bien gérer l’argent qu’on manipule.
De prime à bord, le Centre National de Karaté de Rabat n’est pas désuet. Pourtant, nous observons que d’importants travaux y ont cours…
Je suis en train de renouveler l’hôtel. Ces travaux sont rendus possibles grâce aux apports reçus depuis que je suis à la tête de la fédération. Soit 700 mille dollars que je vais injecter dans les travaux. Dans un an et demi, la fédération aura un second centre. J’ai déjà acheté un terrain à Ifrane, à 1800m d’altitude. Je vais y faire construire un «Centre de formation et de perfectionnement» couvert pour les arts martiaux, en général. Nous avons des athlètes titulaires de doctorat, licences… Nous allons préparer, pour eux, des emplois afin qu’ils n’aillent pas chercher l’herbe verte ailleurs. Si non, ils vont s’empresser d’aller au Canada… Ce seront alors 20 années d’expérience gâchées dans la formation. Et si, au bout de tout ce temps l’athlète s’en va, avec qui est-ce que le pays va-t-il alors rester ? Les autres générations feront avec qui ?
L’expression «nous sommes une famille » est très souvent revenue au cours de notre échange. Quel sens lui-donnez-vous dans votre contexte ?
Très souvent, lorsqu’un athlète remporte une médaille, la première photo qu’il fait, c’est avec le gardien. … [Silence]. Le jour où l’athlète Chaymae Hayti, qui a obtenu son master, est allée soutenir sa thèse, tous les employés du Centre l’ont accompagné. Ils étaient tous endimanchés. Le jardinier, le cuisinier, le menuisier, le gardien, … sont partis du Centre avec elle pour le lieu de la soutenance où ils étaient assis aux premières loges avec l’athlète qu’ils ont tous vu grandir.
Tout ceci pour dire que nous constituons avant tout une famille. On fait le même repas pour tout le monde (pensionnaires, encadreurs, personnels). Nous mangeons ensemble. Il n’y a pas de secret entre nous. Pas de différence entre le gardien et l’athlète. Pour moi, le gardien contribue à la performance de l’athlète. Car lorsque ce dernier dort, le gardien, lui, veuille sur la sécurité du sportif. Le chef de cuisine, lui, te fait à manger. Si la femme de ménage, elle, ne fait pas son job,… C’est une chaîne où tous les maillons sont essentiels. C’est une famille. C’est là notre secret. [Sourire].
Serait-ce exagéré d’affirmer, concernant ce Centre, qu’il s’agit, pour vous, d’un rêve devenu réalité ?
[Sourire, NDLR]. Lorsque j’ai pris les rênes de la Fédération Royale Marocaine de karaté et disciplines associées, j’ai trouvé 17 dirhams en caisse, soit un euro et 7 centimes ; 72 mille dollars de dette et 340 clubs. Je suis actuellement à 1000 clubs au Maroc. Je suis parvenu à construire un centre. Après, nous avons pris les meilleurs au Maroc ainsi que nombre de potentiels parmi les cas sociaux (orphelins, démunis…). Ces derniers sont entièrement pris en charge ; à savoir toute leur scolarité jusqu’à l’obtention du baccalauréat. La première athlète à avoir intégré le Centre était âgée de 12 ans au moment de son admission, en 2013. Aujourd’hui, Sanae Aglmam prépare son doctorat et, parallèlement, est déjà championne. Il y en a d’autres qui ont un master. Mohammed El Hanni*, le coach en charge de la préparation de la sélection nationale que vous avez trouvé ici, a passé toute sa carrière dans ce Centre.
Entretien mené à Rabat par Bertille MISSI BIKOUN